Lutte intégrée: la mouche rose stérile dans la culture d'oignons
Dix ans après sa première introduction à grande échelle dans des champs d’oignons en Montérégie, la mouche rose stérile est parvenue à déloger un insecticide controversé tout en générant une décroissance spectaculaire des populations naturelles de mouches de l’oignon (Delia antiqua), principal ravageur de cette culture au Canada.
Le fonctionnement de la technique de l’insecte stérile surprend par sa simplicité et son ingéniosité. Il s’agit essentiellement d’utiliser le ravageur pour en contrer un autre. Pour ce faire, on relâche au champ des mouches de l’oignon élevées en usine et préalablement stérilisées par irradiation. Lorsque les mâles stériles s’accouplent avec les femelles présentes dans la culture, ces dernières pondent des œufs vides, ce qui prévient la multiplication du ravageur.
Les associés de Delfland, importante entreprise maraîchère située à Napierville, en Montérégie, n’ont pas hésité avant de prendre le virage de la mouche rose, en 2011. « Le point le plus important pour nous était de pouvoir cesser l’utilisation de Lorsban (chlorpyrifos) au semis, explique Yvon Van Winden. Tous les travailleurs qui devaient manipuler l’insecticide étaient contents de ne plus travailler avec ce produit dangereux. »
En 2018, le ministère de l’Environnement du Québec a inclus le chlorpyrifos dans sa liste des cinq pesticides « les plus à risque ». Son utilisation sera d’ailleurs interdite après 2023, son homologation ayant été révoquée pour la presque totalité des usages agricoles courants.
Jean-Claude Guérin, des Maraîchers J.P.L. Guérin & Fils (Sherrington, Québec), a également opté pour la mouche rose stérile dans ses champs d’oignons. Il l’a fait pour des raisons de santé lui aussi, mais principalement pour l’environnement. « Mon objectif est d’utiliser le minimum de pesticides, soutient ce producteur. J’essaie constamment de trouver des méthodes alternatives pour contrôler les ravageurs tout en permettant à mon entreprise de demeurer viable économiquement. »
D’ailleurs, le bénéfice environnemental s’est clairement fait sentir dans la MRC des Jardins-de-Napierville, au Québec où plusieurs producteurs d’oignons ont remplacé le chlorpyrifos par la technique de l’insecte stérile. La concentration de chlorpyrifos dans le ruisseau Gibeault-Delisle a diminué à un tel point qu’il est devenu indétectable en 2019, alors qu’il était présent dans 100 % des échantillons d’eau prélevés en 2005-2007, 77 % en 2013 et 40 % en 2014.
Importée et adaptée au Québec
Les Pays-Bas se servent depuis plusieurs décennies du lâcher en masse d’individus stériles pour maîtriser la mouche de l’oignon. Au Québec, c’est la société de recherche Phytodata, faisant partie du Consortium PRISME, qui a mis au point et parfait cette technique pour l’adapter aux conditions locales.
En cette saison 2021, ce sont une trentaine de producteurs québécois, cultivant tout près de 1000 ha d’oignons secs, oignons verts et échalotes, qui ont recours à la mouche stérile. Cette surface représente 40 % des superficies cultivées en oignons dans la province.
Les épandages de mouches stériles sont faits manuellement tout au long de la saison de culture de l’oignon, soit de mai à septembre-octobre. Les lâchers s’effectuent à raison d’une fois par semaine, en bordure de champ, près des fossés ou dans la végétation environnante – tous des sites de prédilection de la mouche de l’oignon pour l’accouplement.
Le bon fonctionnement de la technique repose sur un dépistage étroit des ravageurs afin de suivre l’évolution des populations, d’identifier les espèces et de quantifier leur présence. « Pour le suivi des populations adultes, on utilise des pièges collants, explique l’entomologiste Anne-Marie Fortier, directrice scientifique adjointe chez Phytodata. On dénombre les populations naturelles dans chaque ferme pour adapter le taux de lâchers en cours de saison et les années subséquentes. »
Une baisse spectaculaire de mouches de l'oignon
La beauté de la mouche rose est que plus on l’utilise, moins on en a besoin. « Le taux moyen d’introduction [nombre de mouches/ha] a diminué de près de 90 % dans les cinq premières années d’utilisation, souligne Anne-Marie Fortier. En 2011, il se situait autour de 160 000 mouches/ha dans l’oignon sec, alors qu’il tourne aujourd’hui autour de 20 000. »
Cette tendance s’explique par la diminution progressive des populations naturelles au fur et à mesure que les producteurs adhèrent à la technique. Puisque la production québécoise d’oignons se concentre en Montérégie (80 à 90 % du volume total), l’efficacité de la mouche s’est manifestée rapidement. Jean-Claude Guérin l’a constaté chez lui : « Plus la mouche stérile est utilisée dans une région donnée par plusieurs producteurs, plus on peut diminuer les taux d’application. »
La baisse des taux d’introduction de mouches contribue à rendre la méthode économiquement intéressante pour les agriculteurs. Le coût à l’hectare pour un taux moyen de 20 000 mouches se chiffre à 280 $. Selon les producteurs, cette somme se compare au coût d’achat de pesticides.
De plus, il existe des subventions pour favoriser l’adoption de la technique de l’insecte stérile. L’achat de mouche rose est admissible au volet 1 du programme Prime-Vert. Le MAPAQ rembourse de 70 à 90 % des coûts, jusqu’à concurrence de 12 000 $ annuellement et de 60 000 $ sur cinq ans.
Les entreprises qui cultivent de grandes surfaces d’oignons, comme Delfland (160 ha) et les Maraîchers J.P.L. Guérin (70 ha), atteignent aisément ce plafond. Bien qu’ils ne profitent pas de la subvention pour les applications subséquentes, il est hors de question pour ces producteurs de revenir aux insecticides chimiques.
Bientôt une mouche du chou stérile
Le succès connu dans l’oignon avec la mouche rose a inspiré une autre initiative, visant cette fois un ravageur des crucifères : la mouche du chou. Dans le cadre de deux projets de recherche, on évalue actuellement l’efficacité de la technique de l’insecte stérile dans le radis, le radis chinois, le brocoli, le chou-fleur, le navet et le chou chinois.
Delfland travaille étroitement avec la compagnie de recherche Phytodata depuis cinq ans pour développer la mouche du chou stérile. Pour cette ferme maraîchère, importante productrice de radis chinois (40 à 45 ha/an), l’enjeu était majeur. « Nous avions envisagé d’abandonner complètement cette culture en raison des dommages causés par la mouche du chou, raconte Guillaume Cloutier, agronome et associé chez Delfland. Ces dommages demeuraient importants même avec plusieurs applications d’insecticide. Dorénavant, avec les insectes stériles, nous n’avons plus de problème du tout. Nous sommes passés de sept applications de pesticide à aucune pour ce ravageur. »
Si l’efficacité de la technique au champ est indéniable, la production de la mouche en usine se révèle néanmoins problématique. Pour la mouche de l’oignon, la diète artificielle pour l’élevage des mouches et la méthode d’induction de la diapause (période de dormance) sont bien connues. Il est donc possible de produire à l’avance une grande quantité d’individus et de les réfrigérer en attendant l’utilisation au champ.
L’entomologiste Anne-Marie Fortier explique qu’il faut encore peaufiner la technique de production pour la mouche du chou. « Nous ne connaissions pas les bonnes conditions pour produire la mouche du chou en diapause et nous n’avions pas de diète artificielle adaptée. Pour l’instant, nous la produisons sur du rutabaga frais au fur et à mesure de son utilisation, ce qui nous empêche de la produire en grande quantité. »
Des recherches sont cependant en cours pour venir à bout de ces obstacles de production, et les résultats s’avèrent prometteurs. L’avancement actuel des travaux laisse croire qu’en 2023 la mouche stérile du chou sera offerte dans le commerce à davantage de producteurs de crucifères souhaitant l’utiliser.
Source: Coopérateur. Cet article est initialement paru dans le magazine de mai-juin 2021.